La dernière Chandeleur de Juliette Le Roïc.
La poêle dans la main droite. À défaut d’un louis d’or, une pièce de vingt centimes bien brillante dans ma main gauche. Personne ne le saura ! Le poignet est nerveux et décidé pour un triple salto arrière de cette crêpe. Qu’elle se pose bien à plat, sur le dessus de l’armoire, pour m’assurer richesse et prospérité pour toute l’année.
Je me surprends à me la jouer "perso" sur ce coup-là. C’est un truc à faire en famille cette Chandeleur. Que tout le monde en profite.
Je ferme les yeux et me voici au moyen âge. Nous sommes tous là autour du foyer de cette basse maison de Bretagne. Dans le lit clos, deux jeunes enfants se sont profondément endormis. Suis-je l’un d’eux?
Au-dehors, depuis deux nuits pluvieuses, nous entendons dans le lointain résonner les chaînes.
Ambroise le vieux aurait même entendu clairement, malgré sa surdité, les sabots sur la lande. L’ Ankou est paré pour la moisson des morts et rôde. Des histoires à faire peur à tout un hameau. Les femmes se signent et s’empressent de raviver les braises. Le diable ne passera pas par l’enclos et personne ne sera fauché. Le sel si cher est répandu sur le seuil.
Les enfants enfin réveillés se frottent les yeux et chuchotent en s’approchant au plus près de l’âtre.
C’est sûr l’année sera bonne en récolte et les maîtres en seront encore plus riches. Le prêtre, lors de son sermon, en avait l’air bien sûr. Les hochements de tête des seigneurs, au premier rang, acquiescent les propos. Les bourses déliées par les mots ; la quête en est meilleure.
Dans les maisons des belles familles là aussi les crêpes feront la joie des enfants. Peu importe le Louis d’or, tout va bien ici. Les riches et les pauvres vont manger des crêpes, à l’unisson, en ce deux février à la lueur des chandelles unies dans la tradition, mais par pour les mêmes raisons.
J’ouvre les yeux et sa main est encore dans la mienne. La petite mère Le Roïc, quatre-vingt-dix-sept ans prochainement, est assoupie dans ce lit d’hôpital. Comme une crêpe bien à plat dans son lit je la veille précieusement. Son visage est reposé et ses doigts, par petits soubresauts, remuent dans les miens. Le louis d’or, mon louis d’or c’est elle.
Je ne peux pas lui offrir les crêpes qu’elle aime tant. Un tuyau l’alimente afin de laisser son système digestif au repos. Que nous fait-elle, depuis Noël, cette Le Roïc aussi solide que le granit de notre matronyme.
Naguère, même le gourdin du malandrin a échoué. Alors le diable on s’en moque!
Un peu de pâte à crêpes en perfusion ça doit pouvoir se faire cette chose-là! C’est quand même la Chandeleur bon sang! Pour les crêpes, nous verrons plus tard dès que tu seras rétablie. C’est qu’elle a toujours eu un sacré coup de fourchette la Juliette.
Pour la fête des Lumières, je serai bien tenté d’allumer une bougie dans sa chambre. La sécurité l'interdit. C’est en même temps un peu mortuaire cette petite flamme vacillante sur une table de nuit.
Le chemin n’est pas encore fini et laissons passer ensemble la charrette de l'Ankou sur la lande. Ce n’est pas l’heure !
Je ne sais pas si la Juliette sait que la Chandeleur est à l’origine une fête religieuse. Quarante jours après Noël c’est la présentation du Christ au temple et la Chandeleur, en référence, aux chandelles ainsi allumées. Je sais qu’elle croit un peu, mais pas de trop. Juste de quoi être tranquille avec sa conscience.
Moi pas du tout, mais peu importe j’aime les histoires. Mes chandelles de vie sont ses yeux bleus Bretagne. Comme les miens d’ailleurs.
Je ne me souviens pas des yeux de ma grand-mère Le Roïc qui fut crêpière en un autre temps.
En fait, je suis déjà riche de notre histoire et de nos regards échangés. À une autre histoire autour des crêpes.
Patrick dit le père Le Roïc
* Maline la malouine. Maman Le Roïc décède le 4 mars 2020, sa main dans la mienne, à l’aube de ses 97 ans une semaine avant le premier confinement.
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